CHAPITRE VIII

 

L’art est une cruche d’eau que l’on tend à un homme assoiffé.

Le potier qui l’a façonnée doit savoir choisir une glaise de qualité, pétrir la terre, la modeler, la cuire. Mais trop de potiers oublient quelle est la fonction de la cruche ; ils ne s’intéressent qu’à ses formes, sa couleur, ses ornementations. Trop d’artistes limitent l’art à l’expression de leur virtuosité.

L’art est avant tout puissance évocatrice. Lorsque j’écoute une musique, il m’est indifférent de savoir qu’il faille un an, dix ans ou vingt ans de pratique instrumentale pour l’interpréter. Si elle me montre un nouveau monde de lumière, de couleurs, de formes, d’odeurs et de goûts, si elle fait naître d’autres êtres par la seule force des sons et du rythme, alors je l’aime ; elle a désaltéré mon âme desséchée.

Les hommes ont soif. Il faut leur donner à boire, il faut des potiers qui sachent fabriquer de vastes récipients, épais, bien frais.

Mais le potier le plus habile ne pourra jamais faire jaillir l’eau au bout de ses doigts. Alors, potier, sois humble. Façonne tes cruches, mais n’oublie pas que l’assoiffé qui s’en servira se moque de leur aspect ; tout ce qui l’intéresse, c’est qu’elles contiennent beaucoup d’eau.

 

« Retour vers la source » — Bandigo Ikoda

 

Grillon dans la clarté douce et rouge. Matin de sang sur un monde chaud. La prière métallique de l’insecte bourdonne plus fortement, la lumière enfle et s’accroît, écarlate.

Alors doucement martèlent les pilons, et le chant des femmes s’élève, salut au dieu soleil qui inonde la terre brûlée de ses rayons de feu et de vie. Les chocs mats se font plus lourds, et les hommes demandent gravement une chasse fructueuse et des enfants robustes.

La voix immense emplit la boule noire, déjà gorgée de nuit et de vies attentives suspendues aux lèvres épaisses qui racontent, racontent racines, troncs, branches et bourgeons.

Et la longue histoire commence, au cœur d’une terre lointaine dont les jours arides et poussiéreux vibrent une fois encore par la voix cristalline d’une jeune femme à la peau sombre. Rien n’est oublié ; ils se souviennent, les ventres rebondis des tam-tams, les os creux de métal criant sous les coups des mailloches de bois dur, les grands tendons d’acier déchirant l’air de leurs plaintes lancinantes quand des doigts charnus les irritent, et toutes les gorges et les poitrines de cuivre et d’argent aux haleines stridentes ; ils se souviennent, les crânes ronds et polis résonnant de bruits sourds, les veines et les artères taillées dans le roseau où coule un sang flûté, et les dents de fer qui grincent d’un rythme monotone ; ils se souviennent, les vieux mots des vieux chants que l’on ne comprend plus vraiment, et ils montent, chauds et graves de la poitrine des hommes, aigus et légers de la gorge des femmes, chœurs monumentaux serrés autour du long dard de lumière planté dans le centre du centre du monde. L’ancien langage se mêle au nouveau et l’émaille de sons épais et gutturaux qui sonnent comme des calebasses. Des lueurs vont et viennent, vivent et meurent, s’entrecroisent, éclairent, illuminent ou soulignent, et racontent elles aussi la longue histoire.

La longue histoire d’un peuple qui commence au cœur d’une terre lointaine, au matin sanglant d’un jour aride et poussiéreux, dans la prière métallique d’un grillon familier.

Bats et bats encore, tonango de cuir et de terre dorée, vie de mon peuple, pilon écrasant le mil contre le lourd mortier, sagaie qui frappe le bouclier de peau où dansent des amulettes, cœur du chasseur qui cogne dans le sombre poitrail lustré par la sueur. La lumière grandit et se fait aveuglante, déluge de rayons blancs qui consume les yeux du voyageur perdu. La vie s’abrite à la fraîcheur des cases, et le sommeil est lourd sous le poids du soleil. Les crécerelles bourdonnent comme ces nuées de mouches qui tourbillonnent autour du lait caillé englouti dans la gorge des grandes jarres de glaise. Dans la moiteur torride du jour qui se termine, les corps noirs se rapprochent, et les chœurs d’hommes noirs et de femmes noires gémissent lentement pour se souvenir de l’homme noir et de la femme noire entremêlant leurs membres et leurs langues et leurs sexes, amour noir en cette fin de jour trop chaud.

Les lumières agonisent et il ne reste plus que les points rougeoyants de quelques feux de camp. Sens-tu gronder plus fort les battements du cœur de cuir ? Le tonango exulte maintenant, et la terre se réveille ; les voix se font puissantes et chantent la fête des longues jambes noires et musclées qui dansent autour des flammes rouges. De rauques incantations résonnent dans la pénombre, pour chasser les esprits chacals qui viennent de la nuit ; le cercle des braseros se rallume, et d’épaisses odeurs font tourner les esprits. La nuit est venue. Avec elle, le réveil, la vie et la mort, le son, le parfum, le mouvement, et le goût de ma terre.

Afarika barani igalo sonunda ! Pays, noir, jaune, soleil… Mon pays, ma terre jaune aux hommes noirs et au soleil jaune. Je t’ai quitté il y a si longtemps… Quand ? Je ne sais plus. Mais je me souviens de toi ; écoute… On entend la complainte des vieux qui racontent les aventures de rusé lapin, et là-bas, au loin, le rugissement cuivré du grand mangeur à l’épaisse crinière. Et ces lueurs dans la nuit… Silavaru dorongos ! Les étoiles d’argent. Elles ont toutes leur histoire. Voici la nuit fraîche où se blottit mon peuple, épaule noire contre épaule noire, et il chante pour éloigner les dents et les griffes de l’obscurité, les affamés qui rôdent autour des brandons vacillants. Jaambé, en ces temps d’avant, étais-tu déjà en nous ?

Quand le matin renaît, les rythmes sont moins fous, et le chant s’est calmé. Le tonango raconte encore le mil craquant sous les pilons, les sabots des buffles qui battent ma terre sous la savane, et nos cœurs de guerriers, nos cœurs d’hommes libres, noirs et libres !

Jusqu’au matin sanglant d’un jour aride et poussiéreux où l’histoire continue…

Il ne reste qu’une plainte ; le soleil s’est éteint. La nuit est étouffante et lourde. Les pleurs des hommes et des femmes déchirent l’obscurité, et pour accompagner leurs voix qui souffrent et se résignent, il n’y a qu’un son de métal dur, un bruit obsédant qui envahit tout, un cliquetis de chaînes…

Oh, Jaambé ! Est-ce quand ma terre est morte, ma terre aux herbes jaunes et aux fleuves de boue, ma terre où se dressaient de grands îlots de pierre, plantés entre les acacias comme les sagaies d’un guerrier géant, est-ce quand ma terre de poussière et de feu a sombré dans la pénombre humide de leurs prisons de bois que ta semence a germé dans nos cœurs ? Jaambé, fallait-il vraiment tant de souffrance et d’humiliation et de misère, tant d’enfants arrachés à leur mère et de femmes arrachées à leurs hommes, tant de fronts courbés sous le fardeau et sous le fouet, fallait-il un peuple brisé dans sa chair et dans son âme pour trouver l’amour et la foi ?

Oh, Jaambé, tu nous a tout enlevé ; la liberté de nos corps et le plaisir de nos corps, nos mots, notre fierté et nos regards de princes ; tu nous a même pris nos enfants et la joie de leur apprendre et de les voir devenir des hommes. Tu as coupé les racines, renversé le tronc, brisé les branches et dispersé les bourgeons. Tu ne nous as rien laissé que l’espoir des peuples sans futur, le seul qui donne la foi ; croire et croire encore, et le dire et le répéter et le chanter toujours, car il ne reste plus que cela…

Le chant s’élève, vibrant. Les lumières se rallument ; un autre soleil, ailleurs. Ils parlent, les hommes et les femmes, ils parlent du travail lancinant, et leur voix est lancinante ; ils parlent des échines courbées, et leur musique est résignée ; ils parlent de la faim, du fouet, de la mort, et les sons pleurent. Mais la lumière l’éclaire, elle, et tout s’illumine ; elle raconte l’espoir, l’amour et la foi ; sa chanson éclate, et ils sont un million à frapper dans leurs mains.

Je crois en toi, seigneur ! Je crois en toi malgré ma douleur, je crois en toi par ma douleur. Tu es né de ma sueur, de mon sang, de mes larmes. Je crois en toi, seigneur…

Explosion de lumière, puis la nuit et le silence. En ce matin sanglant d’un jour aride et poussiéreux, la longue histoire continue.

La voix raconte. Les chaînes sont tombées ; mais il reste le mépris, la peur et la haine, ce sont des liens plus forts que les liens de fer. Barani, barani ! Il reste la couleur noire, et c’est un obstacle si haut, c’est une croix si lourde… Il faut apprendre à aimer ton fardeau, à aimer ton calvaire, peuple noir ; il faut apprendre à aimer ta couleur.

La voix de femme qui parle pour les enfants de Jaambé est forte, belle et souple. Elle était si haute, si aiguë ; elle devient plus grave, rauque. Les tendons de métal des auakas vibrent et pleurent. Les tonangos résonnent doucement. Le rythme est lent et fort comme le fleuve au cours lent et fort que raconte la chanson. Les lumières bleues et vertes défilent et coulent comme une rivière de lueurs irisées.

Souffrance, tristesse, mélancolie et résignation ; oh, tant de résignation dans ce chant. Nous avons connu des générations de douleur pour apprendre à accepter. Je sais ce que je dois faire quand la lassitude et la peine serrent ma gorge et font remonter des larmes au coin de mes yeux ; je ne pleurerai pas, oh non ! Le chagrin ne coulera pas sur mes joues ; il s’envole de mes mains noires qui grattent des cordes d’acier, de mes lèvres sombres qui racontent les histoires poignantes du malheur quotidien.

Oh, mon amour, tu es parti si loin, et je suis seule maintenant. J’ai si mal, seigneur, aux mains et au dos, et dans mon cœur et dans mon ventre. Tu es parti si loin ; les enfants ont faim. Quand reviendras-tu ? J’ai mal, seigneur, et mon amour est parti au loin. Je suis si fatiguée ; je crois que je ne te reverrai plus. Il fait si chaud ; je suis si lasse. Mon amour est parti…

Je vais me coucher, seigneur, et peut-être qu’un ange viendra me chercher, pour retrouver mon amour.

A nouveau les lumières s’éteignent ; à nouveau les voix se taisent. Puis, soudain, la longue histoire continue.

Les sons des xalindus dansent et virevoltent, les tonangos résonnent, déchaînés ; les yubakas répondent aux notobangus et emplissent la sphère noire de grands cris de cuivre et d’or. Les lumières de couleur se déversent en cascade sur les robes rouges des chanteurs et des musiciens ; et elle, elle chante et raconte le peuple noir.

Les temps sont différents, maintenant : nous ne cachons plus à vos yeux la teinte de notre peau, et les poings qui se dressent n’ont pas honte d’être noirs ! Barani jaaki Naa kolundi, le noir est la couleur… Cette musique est la nôtre ! Entendez-la, c’est notre révolte, notre revanche, notre cri. Elle va au-delà des océans, pour que chaque homme entende notre voix, et cette voix n’est pas celle d’une race d’esclaves ! Nous vous surpasserons, parce que nos racines sont profondes et nos épreuves cruelles ; entendez cette musique, elle est forte comme nos cœurs ! Les cordes des auakas ne gémissent plus, maintenant, elles déchirent et transpercent le vide et la nuit, et les tonangos se souviennent du temps où des mains de guerriers frappaient leur cuir.

Des sons électriques au rythme syncopé hachent le silence du neuvième lieu, et la voix de la femme qui parle pour le peuple noir assène les mots de la longue histoire avec cette même cadence dure et brisée. Des feux rouges comme le sang clignotent tout autour d’elle. Oh, Jaambé, à peine notre martyre fini, nous t’oublions déjà ! La souffrance n’a-t-elle pas assez duré pour que nos âmes apprennent la vraie foi ?

Les lueurs s’estompent, les sons s’évanouissent. Puis sur une autre terre, dans le matin sanglant, aride et poussiéreux, la longue histoire continue.

Une multitude de lumières bleues miroite en un grand cercle, et les robes rouges sont sur une île, sous un ciel brûlant et lourd comme une chape de plomb. Les tonangos martèlent un rythme puissant et monotone, et les cordes des auakas lancent des sons graves, lancinants. Ici, la douleur n’a pas quitté les corps, la foi n’a pas quitté les cœurs. Le nom de Jaambé est sur toutes les lèvres, et toutes les lèvres chantent.

Nous sommes les enfants du roi de la terre du début, la terre de la fin, terre promise, Saiun ! On nous a arrachés au pays de nos pères, mais nos racines s’abreuvent encore dans le sol jaune sur lequel dansaient autrefois les Tofaringas, les hommes de la première tribu, ceux de la semence de Jaambé. Oh, il est temps de se souvenir de tes paroles, de chanter tes paroles, Jaambé, père de notre race… Ils ont déchiré Afarika pour en arracher les graines ; ils nous ont dispersés aux vents du monde, nous les graines germées dans le terreau du pays jaune et noir, Afarika ; nous sommes le peuple disséminé, la diaspora noire, les vrais enfants de Jaambé. Un jour nous trouverons Saiun, notre pays, enfin… Le pays du roi Tofaringa. Le chemin de Saiun, c’est la prière, le chant et la foi. La route est longue, mais maintenant, il faut se relever et vivre ; nous n’attendrons pas en vain. Oh, Jaambé, tourne tes lumières vers nous ! Ne pleurons pas, car nulles ténèbres ne sont éternelles. Nous devons continuer, patiemment, pour trouver Saiun, car nous sommes les survivants, les survivants du peuple noir. Il n’y a qu’une voie, un amour ; un jour, le peuple noir sera prêt. Alors nous trouverons Saiun, alors nous serons à nouveau les Tofaringas.

La nuit et le silence… Puis un bruit de grillon, et une douce lueur rouge qui monte en même temps que le bourdonnement métallique. En ce matin de sang d’un jour aride et poussiéreux, le cercle se referme. Afarika ! Ma terre, je te retrouve ! Le sang et la musique de tous les hommes noirs du monde reviennent se mêler au pays jaune des acacias, des fleuves de boue et des sagaies de pierre dressées vers un soleil de feu. L’exode est fini.

Des sons synthétisés, électriques et syncopés, se fondent dans le martèlement des tonangos et le marmonnement des voix rauques qui lancent des incantations magiques vers l’obscurité. Les temps sont venus où les vibrations de tous les hommes noirs du monde ne forment plus qu’un chant, le chant des fils de Jaambé.

Mais où es-tu, Saiun, terre promise ? Ce pays n’est plus le nôtre, la violence et la faim y tuent chaque jour l’espoir. Oh, Jaambé, n’avons-nous pas encore mérité le repos, ne t’avons-nous pas encore donné assez de nos larmes ? Veux-tu faire de nous un acier parfait, trempé dans le sang et la souffrance ? Oh, il faut garder la foi, garder la foi…

Nous trouverons !

Sur ce cri s’éteignent les lumières et revient le silence. La longue histoire continue.

Un grand vaisseau de lumière se dessine dans l’obscurité du neuvième lieu. Un rayon rouge en sort, les lumières montent vers le dôme de la grande sphère, et il n’y a plus qu’une lueur, qui disparaît. Dans la nuit, la merveilleuse voix de celle qui parle pour le peuple de Jaambé raconte.

Ils ont choisi de partir, sans espoir pour eux, pour leurs enfants, pour leurs petits-enfants et les enfants de leurs petits-enfants. Ils ont choisi de mourir dans un monde d’acier environné d’étoiles. Mais ils sont la graine portée par le vent ; un jour, cette graine germera, et un nouvel arbre se dressera sous le ciel d’un autre monde, le ciel de Saiun. Ils ont choisi de subir encore l’exode ; mais l’exode est le chemin de la souffrance, le chemin vers la félicité de Jaambé. C’est d’un peuple tourmenté que renaîtront les Tofaringas ; ils furent les premiers hommes du temps d’avant la première époque du monde, ils seront les derniers hommes de la dernière époque du monde. Mais, Jaambé, la nuit est si longue !

Il ne reste que le silence et l’obscurité ; la voix s’est tue… Puis un chœur de femmes commence à se lamenter doucement. Peu à peu, les voix se font plus fortes, et les hommes entonnent à leur tour le chant. Puis les tonangos résonnent, les xalindus tintent et les auakas vibrent.

Alors elle lance sa prière, et sa voix superbe emplit la vaste sphère aux parois de pierre. Une à une, les lumières se rallument. Son chant ressemble aux anciens chants du temps du premier exode. Prison de bois et d’océan sans fin, prison de chaînes et de fouet, de labeur et de mépris ; oh, seigneur, je ne connaîtrai pas la paix avant que la mort ait fermé mes paupières, et mes enfants eux aussi resteront des reclus ; mais je sais qu’un jour mon peuple pourra vivre, et mon espoir est grand et fait chanter mon âme. Prison d’acier et de vide infini, prison de temps et d’obscurité, de crainte et de nostalgie ; oh, Jaambé, je ne connaîtrai pas la terre promise avant que la mort ait glacé mon sang, et mes enfants eux aussi ignoreront la chaleur du soleil et la blancheur des nuages ; mais je sais qu’un jour mon peuple pourra vivre, et mon espoir est grand et fait chanter mon âme.

Mêmes racines, même souffrance, même prière…

Soudain, l’éclat des brilleurs devient aveuglant, une intense lumière blanche emplit le neuvième lieu, les voix des hommes et les voix des instruments explosent en un formidable concert. Saiun ! Terre promise au soleil rouge, aux grands monts neigeux, aux mers profondes… Saiun ! J’ai enfin trouvé mon pays ; enfin…

En ce matin sanglant du plus beau jour de mon peuple, le cauchemar est terminé.

La plus poignante des prières du peuple noir s’élève dans le neuvième lieu inondé de lumière, chant d’exultation, de gratitude et de foi. Des milliers d’années de supplications, et nous sortons enfin de la nuit… L’espoir et l’amour ont vaincu tous les obstacles ; mais la longue histoire n’est pas finie.

Les lumières disparaissent, la musique s’arrête, et seule la voix irréelle de la femme qui parle pour les enfants de Jaambé fait vibrer les âmes et les cœurs.

La douleur a fui loin de vous, hommes de mon peuple, et voilà que vous la recherchez, comme une drogue mauvaise qui tourmente le corps mais dont le corps a besoin. Vous avez souhaité la terre promise ; maintenant, vous voulez en faire une terre gorgée de sang, de malheur et de mort. Les chants et les prières sont oubliés, la souffrance et les espoirs d’autrefois se sont envolés de vos mémoires. Le nom même de Jaambé ne résonne plus dans vos poitrines. Vous avez inventé la guerre, et le frère prend la vie du frère ! Ces temps sont maudits… Nous connaîtrons encore la nuit et le malheur ; pour combien de temps ?…

Silence froid. Puis les chœurs se lamentent, pleurent sur cette époque sans fin où les socs sont des épées dont les hommes labourent la chair des hommes, où des hommes sont rois et des hommes esclaves. La folie est dans notre esprit, et des millénaires de souffrance ne sauront l’en extirper. Qui nous sauvera de ces ténèbres ?

Nuit et silence, à nouveau ; alors commence à battre un tonango géant, cœur de musique de la sphère noire. Une nouvelle vie va naître…

Une lumière s’allume au dôme du neuvième lieu, blanche, intense, merveilleuse. Puis une autre, une autre, une autre… Une cinquième, une sixième… Lorsque sept lumières forment un grand cercle au-dessus du peuple de Faya Nubangui, le tonango cesse de palpiter. Un murmure formidable parcourt la foule…

Naa-Gundis ! Les pèlerins !

La voix de la femme du peuple noir raconte…

Vous nous avez appris les sept vérités : frugalité, douceur, fraternité, paix, sagesse, amour et foi. Pourtant, vous étiez avides, violents, solitaires, belliqueux, fous, cruels et désespérés ; ainsi nous avons compris que le cœur d’un homme est assez vaste pour chaque chose et son contraire.

Vous nous avez enseigné la recherche et sa récompense, qu’elle porte en elle-même. Vous nous avez montré la Voie qui passe par chaque chemin. Qui étiez-vous vraiment, vous qui êtes partis comme vous étiez venus ? Prophètes d’un temps lointain, quand viendra la dernière époque que vous avez promise ?

Les sept lumières s’éteignent, une lueur douce et rouge inonde le neuvième lieu. Alors un million de voix prononcent les anciennes paroles sacrées :

« Le passé doit mourir pour que naisse l’avenir. Un jour viendra, aride et poussiéreux ; dans son matin sanglant se lèveront des hommes différents, Tofaringas des temps nouveaux. Ils surgiront de l’union des contraires, fusion de tout ce que nous sommes avec tout ce que nous ne sommes pas. Nous reconnaîtrons ce jour, quand le passé sera mort et que les deux opposés seront rassemblés ; premier jour de la dernière époque… Il y a si longtemps que nous attendons ce jour ! Jaambé, nous aurons la patience de ceux qui croient. »

La lueur rouge diminue d’intensité, se concentre, disparaît peu à peu, soleil couchant qui s’enfonce dans le grand creux du bout du monde. Les voix se sont tues ; la nuit revient…

Quand le neuvième lieu s’éclaira à nouveau, la grande plate-forme où se trouvaient musiciens et chanteurs kreels avait disparu ; il ne restait au pied des gradins qu’un puits béant. Le peuple de Faya Nubangui commençait à quitter l’amphithéâtre. Stanley, hébété, ne bougeait pas ; il savourait la chaleur délicieuse qui avait inondé son corps et son esprit. Les Kreels qui passaient près de lui pour sortir de la sphère noire virent ses yeux briller d’un éclat intense ; son regard avait changé…

 

Lorsque l’aube se leva à Faya Ossonki, la ville de l’océan, des pêcheurs trouvèrent sur la plage le cadavre d’un requin blanc qui s’était échoué pendant la nuit. Il était si énorme, et ses yeux glauques semblaient si attentifs, scrutateurs et froids, que l’un d’entre eux, un vieillard aux mains déformées par l’arthrose, prétendit que c’était Naa Charakidaya lui-même qui avait quitté son abîme sans lumière pour venir mourir près des demeures des hommes…